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Égypte : la nouvelle capitale administrative, entre démesure et défis

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Depuis des décennies, l’Égypte affiche une ambition sans précédent en matière d’aménagement du territoire. Sous la présidence d’Abdel Fattah al-Sissi, plusieurs mégaprojets ont émergé, dont la nouvelle capitale administrative (NCA), surnommée « Sissi-city » par ses détracteurs. Lancée en 2015, cette ville incarne à la fois une modernisation de l’État, un déplacement des fonctions administratives et une affirmation de puissance nationale. À l’approche de son dixième anniversaire en 2025, ce projet pharaonique suscite des interrogations sur sa pertinence, son coût et ses impacts socio-environnementaux.

Les chantiers en cours dans le quartier des affaires et des finances de la nouvelle capitale administrative d'Égypte, située à environ 45 km à l'est du Caire, le 3 août 2021.
Travaux en cours dans le quartier des affaires de la nouvelle capitale, août 2021.

Un contexte de projects monumentaux

L’idée de bâtir des villes nouvelles n’est pas nouvelle en Égypte. Historiquement, plusieurs projets —depuis le haut barrage d’Assouan jusqu’aux initiatives plus récentes telles que le projet de Tochka ou les villes satellites lancées sous le règne de Hosni Moubarak— témoignent d’un désir de conquérir le désert et de déconcentrer une population qui, concentrée sur seulement 4 à 8,6 % du territoire, se heurte à la surpopulation du Caire et de la vallée du Nil. Ces initiatives, souvent critiquées pour leur coût exorbitant et leur efficacité contestable, s’inscrivent dans une longue tradition d’urbanisme pharaonique, où chaque nouveau projet se doit d’illustrer la grandeur et la puissance du pouvoir en place.

La nouvelle capitale administrative : un projet pharaonique

Situé à une cinquantaine de kilomètres à l’est du Caire, ce projet d’envergure colossale s’étend sur 750 km² pour un coût avoisinant les 60 milliards d’euros. Conçu pour désengorger le Grand Caire, qui accueille aujourd’hui près de 20 millions d’habitants et dont la densité atteint des niveaux record, le chantier ambitionne d’héberger des institutions étatiques majeures, des quartiers résidentiels modernes et des infrastructures de pointe.

Parmi les symboles forts de cette nouvelle capitale figure l’Iconic Tower, prévue pour atteindre 394 mètres de hauteur avec ses 77 étages, qui sera la plus haute tour du continent africain. Ce gratte-ciel, au design inspiré d’un obélisque, incarne la volonté d’afficher une puissance architecturale comparable à celle de Dubaï. Outre cette prouesse architecturale, le projet inclut également un immense palais présidentiel, un parlement et 35 bâtiments ministériels, dessinant ainsi le paysage d’une ville qui se veut à la fois administrative et symbolique.

Ce choix de construire une capitale ex-nihilo révèle en réalité l’incapacité de l’État à maîtriser l’urbanisation informelle du Caire, abandonnant la rénovation des quartiers denses pour obtenir des terrains. En privilégiant de grands projets à la réparation, malgré l’urgence climatique, la décision est critiquée. La nouvelle capitale est dénoncée pour son manque de sécurité, son modèle incertain, son coût élevé et son opacité. Accusée d’être une « bulle spéculative » ou « Sissi city », elle rappelle les dérives de l’hyper capitalisme dubaïote et suscite des débats sur les enjeux politiques, économiques et environnementaux.

Enjeux et défis

Toutefois, le projet affiche une ambition nette, mais se heurte à de nombreux défis. Il reflète une gouvernance autoritaire qui utilise ces travaux pour renforcer son pouvoir tout en centralisant la gestion, limitant la participation citoyenne. De plus, cet investissement repose sur des financements privés dans un contexte d’inflation élevée et de dépendance aux capitaux étrangers. Cela rend sa viabilité incertaine en raison de la dévaluation de la monnaie et de la hausse des prix. Enfin, la mobilisation des infrastructures essentielles (routes, transports, eau, assainissement) pour accompagner le déplacement vers la périphérie s’avère complexe. Elle risque de créer des « villes fantômes ».

Sur le plan social, l’enjeu est double. D’une part, le projet veut réduire la pression sur Le Caire. La ville souffre de surpopulation, d’embouteillages, de pollution et de bidonvilles en expansion. D’autre part, la NCA dispose d’infrastructures modernes et d’équipements de loisirs. Pourtant, elle risque de n’accueillir qu’une élite. La majorité des Égyptiens peine déjà à trouver un logement abordable. Ce décalage pourrait accentuer les inégalités socio-spatiales et mener à une urbanisation à deux vitesses.

Les enjeux environnementaux sont cruciaux. Implanté en plein désert, le projet affronte des conditions climatiques extrêmement difficiles. Dans un pays où 85 % de l’eau est réservée à l’agriculture, assurer un approvisionnement fiable est un défi majeur. La concurrence régionale autour du Nil impose une gestion durable, indispensable pour la sécurité alimentaire et la stabilité politique. Malgré la présence de centrales solaires, d’une centrale au gaz et d’une usine de dessalement, l’accès à l’eau reste problématique, aggravé par le recul continu du Nil.

Perspectives critiques et héritage historique

Les critiques à l’encontre de ce projet sont nombreuses. Le paradoxe du projet NCA tient à son image de « cité verte et durable ». Pourtant, les infrastructures routières dominent le paysage. Présentée comme une oasis naturelle de 12 vallées, la réalité repose sur un « périphérique régional ». Ce dernier a déterminé le choix du site pour relier les gouvernorats du delta et contourner Le Caire.

Certains observateurs jugent la NCA excessive et démonstrative. Ils la comparent à des projets abandonnés comme Sadate City ou Future City. L’histoire de l’urbanisme en Égypte est marquée par des initiatives grandioses mais inachevées. Cet héritage invite à la prudence face aux ambitions modernes.

D’autres analystes reconnaissent les atouts d’une ville respectant des normes internationales. Cependant, la mise en œuvre des projets d’infrastructure reste difficile. Des dysfonctionnements administratifs et une planification opaque entravent leur réalisation. La continuité entre les projets de l’ère Moubarak et ceux d’al-Sissi inquiète. Elle fait craindre la répétition des erreurs du passé et les promesses spectaculaires risquent de buter sur un processus complexe et bureaucratique.

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Noemi Jacquemet

Noemi Jacquemet est étudiante en troisième année de Licence en Sciences Politiques et Développement International à McGill University à Montréal. Elle s'intéresse notamment aux problématiques concernant les droits humains, les conflits et la politique extérieure.

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